mardi 2 février 2010

L'Argentine, mais pas au bout des problèmes.


Entre la frontière et San Carlos de Bariloche les paysages sont superbes. Un peu dommage que je n’ai vu que quelques éclaircies et pas mal d’intérieur de nuages. C’est un peu comme les bandes annonces de films au cinéma. Le vent a par contre encore forcit depuis le passage des douanes. Quand sur un lac tu vois des vagues de plus d’un mètre et de l’écume tu sais qu’il y a du vent.

Bariloche est une escale bien connue des voyageurs, c’est aussi une destination prisée des argentins. On y retrouve aussi une espèce que j’avais pensé en voie de disparition depuis l’Amérique Centrale, à savoir le touriste américain. Il est facilement reconnaissable, il ne fait absolument aucun effort ni le moindre tentative pour parler en espagnol, tout le monde parle anglais pour le satisfaire c’est bien connu. D’accord je généralise sans doute, mais c’est flagrant. Il y a ici beaucoup d’allemands, d’israéliens, de britanniques et ils tentent de communiquer en castillan.

Bariloche est un bizarre assemblage de styles architecturaux. Chalets suisses, brasseries allemandes, pubs anglais, horribles condos de béton… Tout y passe sans grande rigueur ni avec beaucoup de bonheur. J’y prenais un très cher plat de spaghettis et décidait de plutôt aller plus au sud.

Cela signifiait aussi m’attaquer à la route 40. Il y a sans doute des endroits qui suscitent des rêves, créent des mythes et s’approprient des identités propres. La ruta 40, est haut placé dans le Panthéon des routes qui font rêver les motards du monde entier, quelque part avec le Ladakh et la 66. Un aimant pour l’imaginaire auquel il est impossible de résister. De Bariloche la 40 c’est encore 2000 kilomètres d’Ushuaia dont la moitié de «ripio». Le ripio c’est de la roche concassée dont j’appréhendais un peu la rencontre. Juste avant la fin de l’asphalte je rencontrais Geronimo. Motard chilien en KTM 990. Il avait chuté un peu plus loin sur le ripio. Pas de mal, mais le beau orange de sa monture en avait prit pour son grade. Il faisait demi tour pour retourner sur le bitume. Pas de quoi me remonter le moral. Il n’était pas trop tard pour bifurquer vers la route 3 et son pavage noir luisant, rassurant comme un havre au milieu du désert.

Mais je devais au moins l’essayer cette route 40. L’asphalte cesse brutalement. Je m’arrêtais quelques secondes devant la démarcation, comme on hésite à rentrer dans l’eau froide un chaud jour d’été. Sans descendre de moto, je scrutais la surface irrégulière s’étalant devant moi tel un palimpseste dont je lirais les couches superposées comme des histoires de magie occulte. Mon analyse ne me révélait pas grand-chose. Je passais la première et fonçais vers le sud. L’idée est de rester dans les traces ouvertes par les voitures. Les roches sont poussées sur chaque côté des roues laissant une surface dure et bien tassée où on peut rouler facilement à moto. Bon ça c’est la théorie. Dans la pratique, il n’y a pas une sorte de ripio mais des tas. Parfois mélangé de sable, parfois des pierres à peine plus grosse que des graviers, tantôt des roches de la taille d’un poing, tantôt tant de traces qu’il est difficile de garder une trajectoire nette. Le pire étant le ripio fraîchement étalé. Pas de traces définies à suivre, on louvoie sur une base meuble dans un balancement dangereux et instable. Mais la chance était de mon côté, le vent était relativement faible et au moins je n’avais pas à lutter contre cet élément perturbateur.

Les kilomètres défilaient et je m’enfonçais une fois de plus vers un désert hostile et quasiment vierge. J’avais parfois une pensée pour mes anciens compagnons de route, ils auraient sans doute appréciés ces paysages et moi sans doute un peu leur présence rassurante. Mais je me laissais griser par cette solitude et cette immensité. En plus il y a un plus de circulation que sur les pistes bolivienne. Bon je ne vous parle pas de l’échangeur Turcot à 17 heures un soir de semaine, mais il y a des heures où je croisais 3 ou 4 voitures, elles s’annonçaient au loin dans un poudroiement malmené par le vent qui me laissait le temps de me serrer sur la droite, car en effet la meilleure trace est celle du milieu.

J’arrivais le second soir à Bajo Caracoles. Une station service au milieu de rien, 340 kilomètres avant la suivante. Il y a six maisons et deux hôtels, une halte obligée sur cette route perdue. J’avais croisé un motard italien quelques heures avant d’y arriver. Andrea (ben j’y peux rien si les italiens s’appellent tous Andrea, moi!) sur son Aprilia, m’avait dit que lors de son passage à Bajo Caracoles il n’y avait plus d’essence et que le ripio se dégradait sensiblement sur les 70 kilomètres suivants. Au point où j’en étais autant continuer.

Il y avait déjà deux DR 650 dans l’hôtel-station service-magasin général. Marcus et Mireille, des allemands partis pour un an faire les amériques. Bonne surprise le camion d’essence était passé. Je faisais le plein et découvrais que les chambres d’hôtels valaient ici 45 dollars la nuit. J’étais bien content ce soir là d’avoir ma tente en un sac de couchage chaud. Stuart est arrivé sur sa BMW 1200, pestant contre le poids de sa moto. C’est un américain jovial, et oui il essaye de parler en espagnol. Il voulait faire la route jusqu’à Perito Moreno, au nord avant la nuit alors il est reparti assez rapidement. Puis sont arrivés quatre polonais. Belles BM toutes neuves sauf pour l’un deux avec une Transalp bien abîmée. Il se trouve que le propriétaire de la Transalp était bien sympathique et il a choisi de rester avec nous pour le repas du soir. Ses compagnons de voyages ayant des facultés linguistiques plus réduites et pas manifestement envie de passer leur soirée avec un canadien et deux allemands ont disparus dans le centre ville, ce qui n’était pas facile dans un village de six maisons. Intéressant de voir la dynamique de leur groupe. Ils ont montés ce groupe sans se connaître par l’intermédiaire d’un forum internet ce qui n’est vraiment pas idéal quand on cherche des compagnons de voyage.

Au matin ma moto qui avait fait quelques difficultés pour démarrer la veille, a eut toutes les peines du monde à partir. Aussi difficile qu’à Creel. Yamaha recommande un ajustement de soupapes tous les 42000 kilomètres, c’est impossible que j’ai besoin de le faire trois fois en 27000 kilomètres. Il a dû me faire n’importe quoi le gars de Lima. Enfin bon, je suis parti plus avant vers le sud. La veille au soir en parlant avec Marcus et Mireille l’idée de faire un bout de route ensemble avait été soulevé, mais nous nous sommes aperçu que nos façons de conduire n’étaient pas forcément très compatibles. En effet, je les ai rattrapé sur le ripio et après quelques mots sur l’état de la route, laissé loin derrière. Puis j’ai croisé deux brésiliens en BMW 1200. Terrible m’ont-ils dit. Tous les deux étaient tombés, et semblaient plutôt épuisés de l’effort. «Muy malo el ripio, malo, malo». Le problème ce jour là est que le vent était plutôt fort. Plusieurs fois il a pris le contrôle de ma roue avant, pas moyen de garder la trace, et quand la roue mord dans les pierres, pas grand-chose à faire. Ça louvoie, ça plonge, et il n’y a le choix de suivre le mouvement. Avec pas mal beaucoup de chance je ne suis pas tombé une seule fois. J’ai doublé Ingo avec une Transalp rouge, et à la station service j’ai rencontré Juan et Raul, deux argentins aussi en route vers Ushuaia. Ils sont eux aussi très sympa, ils roulent en Transalp (décidement!) et en TDM 900. J’ai roulé avec eux 11 kilomètres, mais leur moyenne était aussi un peu basse alors je suis passé devant et j’ai pris mon rythme de croisière.

À un moment la route fait un coude prononcé et j’eus directement le vent dans le dos. J’ai alors su que le vent soufflait à 108 km/h. En effet, exactement à 108 au compteur j’eus l’impression qu’il n’y avait plus d’air. Drôle d’impression. Mon bras tendu n’était pas entraîné vers l’arrière, il n’y avait plus aucun bruit aérodynamique dans mon casque. Je m’amusais à accélérer à 120 et je sentais de nouveau la pression de l’air puis ralentissais à 100 et le vent poussait mon casque vers l’avant. J’avais l’impression que le paysage défilait et que moi j’étais arrêté en équilibre. Enfin jusqu’au virage suivant…

Tout allait bien, je pensais à ce problème de soupapes mais ne m’inquiétait pas trop et les kilomètres s’alignaient avec une régularité de métronome. Faire cette route redonnait un sens à la destination qui avait motivé ce voyage. Aller à Ushuaia valait la peine car j’étais sur la route 40 et j’avais eu le privilège de rejoindre quelques centaines d’autres motards qui avaient fait cette route avant moi.

Puis soudain mon moteur a commencé à hoqueter, puis une brève et intense explosion et le silence. Juste le bruit du vent dans la pampa. Mon air déconfit à faire rire quelques nandous et guanacos qui passaient par là. La moto après un bout de temps que je n’ai pas pensé à vraiment définir précisément est repartie. Sur un seul cylindre. À vitesse réduite, je gagnais El Calafate et comme nous étions dimanche ne trouvais qu’un vague hangar où sévissait un jeune gars prétendant être un mécanicien moto. Ce coup-ci je n'étais pas sorti d’affaire…